Cela faisait plusieurs mois déjà que Nicole boitait. Elle allait de-ci, de-là, claudiquant à la recherche de quelques restes de nourriture. Gustave lui laissait presque toujours des croûtes de pain ou une assiette de légumes. Bien sûr, il présentait son geste comme une démarche altruiste, mais cela ne dupait personne. Aussi lorsqu’un repas de Gustave parvenait jusqu’à elle, c’était le plus souvent parce que ce dernier nous avait tenu tête trois jours d’affilée et que le repas était devenu immangeable. Oh! Pas dans son entièreté bien sûr. Nous savions bien qu’elle saurait faire le tri entre ce qui était pourri – qu’elle laissait volontiers aux lombrics du coin – et ce qui était encore commestible. Et puis, cela ne nous empêchait pas de lui donner par ailleurs un bon mélange de graines. Mais tout de même, on se demandait bien ce qu’elle avait à la patte. Elle fut même emmenée chez le vétérinaire. Celui-ci lui injecta je-ne-sais quel cocktail d’antidouleurs, en prétendant que son état devrait s’améliorer dans les jours qui viendraient. Hélas, les jours passaient, et la noireaude continuait de sautiller sur sa patte valide. Il arriva même un moment où elle sembla déterminée à rester dans son nid. J’essayai tout d’abord de l’apâter avec des graines. Cela sembla fonctionner quelques temps, mais sitôt qu’elle avait finit de picorer, elle s’en retournait bouder dans son coin. Je n’avais même pas même le temps de récupérer ses œufs, qu’elle couvait désormais sans relâche. Je commençais à craindre une sorte de dépression. Avais-je négligé cette pauvre bête en ne retournant pas chez le vétérinaire ? Pierre-Yves me soutenait que « c’est con, une poule, et en vrai, on s’en fout un peu qu’elle boîte ». Je gardais en moi un sentiment mitigé.
J’ai beau savoir que mon mari est le genre d’homme auquel on peut faire confiance, je ne pus m’empêcher, comme à mon habitude, de recueillir d’autres opinions. Mon beau-père qui avait eu des poules dans le temps, me conseilla de lui donner des œufs fécondés à couver. « Dès qu’ils auront éclos, tes poules vont s’en occuper et tu pourras denouveau prendre leurs œufs. » Il m’offrit donc des œufs, fraîchement pondus par une poule inconnue, laquelle venait d’être assaillie par un coq tout aussi anonyme.
« Il suffit que tu les marques pour les reconnaître, et tu attends une vingtaine de jours ». Les autres œufs, si tu ne sais pas les prendre, il vaudra mieux ne pas les consommer, ils risquent d’être trop vieux. Sinon, tu peux aussi bien tous les manger à ce stade, c’est pas grave ». Cette dernière suggestion, bien que pragmatique, me fit tout de même un petit pincement au cœur. Aussi, pris-je la peine de dessiner un poussin sur chacun des œufs qu’il venait de m’offrir. De retour à la maison, je m’approchai doucement de Nicole pour ne pas l’effrayer et, farfouillant le nid sous son corps chaud , j’échangeai prudemment les œufs vierges contre les éventuels poussins en devenir. Je n’avais plus qu’à attendre.
Au départ, Lucette continuait de vivre sa vie comme si de rien n’était. Mais au bout de quelques temps, elle se mit elle aussi à couver du matin au soir. Cette fois-ci, ce comportement m’apparut comme une bonne nouvelle. Il y avait bien de la vie dans ces œufs et nous allions peut-être voire éclore des poussins. J’espérais que Gustave et moi pourrions assister en direct à l’éclosion. Mais je ne savais pas très bien si c’était une bonne idée. Nos poules ne risquaient-elles pas de devenir agressives pour protéger leurs petits? Gustave avait enfin compris que les poules ne fonçaient pas sur lui mais sur le seau de graines qu’il portait. Il avait enfin cessé d’avoir la pétoche ! Je n’avais pas tellement envie qu’il se fasse agresser par une poule alors qu’il serait venu s’émerveiller de la venue au monde d’un poussin.
Il était déjà dans son lit, prétendant depuis plusieurs minutes qu’il avait « fini dodo » ou « besoin de faire caca » ou « veut pas dormir » lorsque je rentrai de l’Académie. Lassée de l’entendre crier, je décidai de lui fausser compagnie au profit de Lucette et Nicole. En arrivant au poulailler, je crus d’abord être témoin d’une scène macabre. En contrebas du nid, j’aperçus des débris de coquilles, et dans le nid, des œufs clairs, laissés à l’abandon. Aucun d’entre eux ne portait l’un de mes dessins. C’est alors qu’un petit « tchip » aigu attira mon attention un peu plus à gauche. Nicole et Lucette se tenaient là, bras dessus, bras dessous quand une petite tache blanche apparu dans le plumage de Nicole. Puis une autre, au niveau du croupion de Lucette. Je vis alors un œil, un bec, des petites pattes. Pierre-Yves qui était sorti arroser les plantes pris en photo l’un de ces charmants petits êtres et le nomma « Charlie » car il semblait jouer à cache-cache. Un troisième pointa alors le bout de son bec et se dégagea de l’étreinte de ses mères adoptives pour venir se pavaner devant moi. Il avait une petite tache noire sur le sommet de la tête, et une autre sur le dos. Son plumage étant encore très clair, cette combinaison me fit un peu penser au pelage d’un dalmatien. Je cherche encore un nom à leur donner.

Comme à ce stade, on ignore encore s’il s’agit de mâles ou de femelles, j’ai envie de leur donner à chacun un prénom non genré, du genre Axel, Daniel, Dominique,… (Il y a quelques mois, j’avais suggéré à un membre du groupe Facebook « Poules : Entraide, Idées, Conseils, histoires et anecdotes » de baptiser « Pascal·e » un poussin né le weekend de Pâques) Mais c’est peut-être aussi simple d’attendre un peu pour voir ce qu’il en est après tout.
J’ai toujours ressenti pour les poules de Gustave un sentiment proche d’un amour maternel. N’ayant eu que des garçons, c’est près d’elles que je me réfugie lorsque je ressens le besoin d’une présence féminine à mes côtés (même si bon, on est bien d’accord, ça vaut ce que ça vaut…) Toujours est-il que me voici donc – à peu près – grand-mère adoptive de trois charmants poussins.
J’ai hâte de les présenter à Gustave.