/!\ Ames sensibles s’abstenir /!\ Ne lisez pas cet article si vous êtes végétarien.
Cela faisait quelque temps que l’on en parlait. Notre petit poussin, celui qui avait une petite tache noire sur la tête, et qu’on avait prénommé Uno, était devenu en quelques semaines un jeune coq. Et dans toute la fougue de sa jeunesse, il n’hésitait pas à nous sauter dessus. Je voulais croire que c’était une manifestation de joie, ou une façon de réclamer à manger, ou encore sa manière de nous défendre d’approcher de ses poules. Mais Pierre-Yves n’était pas de cet avis. Et Uno sautait sur Gustave au point de l’effrayer. Pierre-Yves avait coupé ses rémiges, mais Uno parvenait tout de même à sauter par dessus la clôture du poulailler, même après qu’on l’ait changée pour une clôture plus haute. Pierre-Yves soutenait que nos enfants (ainsi que celui de notre voisin) ne pourraient pas jouer sereinement à l’extérieur tant que cet animal déambulerait librement dans le jardin.
J’aimais bien notre coq. Souvent, il venait jusque sur le balcon pour réclamer à manger. Je pouvais le voir et l’entendre chanter depuis le confort de ma maison. Le matin, je pouvais entendre son chant s’élever doucement depuis le fond du jardin. Souvent, je m’amusais d’être réveillée au chant d’un oiseau, telle une princesse Disney. Mais l’animal n’était pas docile, et ses ergots allaient pousser jusqu’à devenir des armes. En cas d’accident, en cas de blessés, nous pouvions, Pierre-Yves et moi, être tenus responsables du comportement de notre coq. Il fut décidé qu’Uno passerait à la casserole. Et croyez-moi, ce n’est pas de gaité de cœur que je finis par admettre que cette décision était somme toute pragmatique.
Mon beau-père vint de bonne heure ce matin-là nous montrer comment nous y prendre. Attraper la bête. Lui donner un grand coup sur les tempes pour l’assommer. Le décapiter, si possible en une seule fois. Maintenir son corps encore frémissant. Le plonger dans l’eau chaude. Arracher les plumes. Et voilà notre Uno méconnaissable, aussi nu qu’une volaille de supermarché.
Je pensais qu’on verrait du sang gicler partout. Je m’étais habillée en prévision. Mais il n’en fut rien. Thierry m’expliqua que cela arrivait plus probablement lorsqu’on laissait l’animal courir sans tête.
C’est étrange. J’avais beau m’être attachée à cette bête, je ne ressentais ni dégoût, ni déchirement. Pas même de la tristesse. Tout au plus un peu de pitié pour lui entre le moment où il fut assommé et le moment où il fut décapité. Je m’attendais à être profondément bouleversée par ce qui lui arriverait. Je me demandais si, à l’instar de ma grand mère qui était incapable de manger de l’agneau après que le sien eut servit de repas au mariage de sa tante, je deviendrais soudain incapable de manger du poulet. Mais j’observais la scène avec intérêt.
Je dois avouer que je me sentais comme complice d’un crime. Mais d’un crime socialement acceptable. Je me suis demandée si une personne en tuant une autre par racisme profond, ou par devoir en temps de guerre, ressentait la même chose que ce que je ressentait en cet instant. En l’espace d’un instant, l’âme d’Uno avait quitté son corps, et je n’avais plus devant moi qu’un cadavre de coq. De la volaille, qui passerait bientôt à la casserole. Les morts ne souffrent pas. Toute forme de pitié ou de compassion était désormais absurde.
Tout de même, sans être profondément bouleversée, je cherchais tout de même à justifier ce qui venait de se passer, preuve que je n’étais pas tout à fait à l’aise :
- « Je l’ai nourris pendant plusieurs mois, à présent, c’est son tour de me nourrir. » ;
- « C’était lui ou un enfant. » ;
- « Au moins, on ne risquera pas de retrouver des œufs fécondés lorsqu’on fera de la pâtisserie »…;
- « D’une certaine manière, en le bouffant, il fera partie de moi, il sera au plus près de mon cœur… » mais la réalité me rattrapait aussitôt, « … Plus près de mon estomac et de mes intestins surtout ».
- « Oh et puis, le poulet qu’on achète au supermarché aussi fut vivant avant d’être une viande ».
Je sentais bien que d’avoir assisté au meurtre de cet animal me faisait prendre un peu plus conscience de la réalité sordide cachée derrière mes habitudes alimentaires. Dans notre société occidentale, en particulier dans les villes, on est parfois bien déconnectés du réel. On mange un biscuit sans se demander d’où proviennent les différents ingrédients qui le composent ni quelles sont les conditions de travail des différents acteurs de sa chaîne de production. On achète un vêtement, un fruit, un poulet, sans se préoccuper de son histoire et des âmes qui lui ont permis d’arriver jusque dans nos foyers. Trop souvent, on se débarrasse de biens encore corrects, par caprice. Je ne peux pas prétendre que tuer Uno a modifié mes habitudes de consommation. Mais cet événement a eu le mérite de les questionner.
Une fois dans la cuisine, il fallait encore l’évider, le découper, le cuisiner. Mettre de côté les bas morceaux : système digestif, reproducteur (à ce propos, je fus surprise de découvrir que les gonades d’un coq sont au moins aussi grosses que des pouces). En voyant le gésier se vider de ses graines dans l’évier, et le sang de l’animal se répandre sur le plan de travail, je ne pus m’empêcher de penser à Manon, notre aide ménagère, qui avait tout nettoyé la veille. Et que je pourrais tout renettoyer quelques heures plus tard. Gustave n’a pas assisté à l’exécution, mais il était près de nous en cuisine, et on ne lui a pas caché ce qu’il se passait. Il nous demandait pourquoi on avait tué Uno. On lui disait que Uno devenait dangereux. Il semblait trouver la punition tout de même rude, bien qu’il nous accordait que Uno était méchant. Il nous demandait pourquoi on allait le manger. On lui disait que la viande de poulet, c’était bon. Je me suis demandée s’il craignait qu’on lui réserve le même sort s’il était trop désobéissant. Du haut de ses 18 mois, Valou de son côté, chantait « cocooo » en nous montrant du doigt les poules dans le jardin. On lui disait que le coq chantait cocorico, et qu’on ne l’entendrait plus chanter cocorico.
J’espérais que ce coq serait le poulet le plus délicieux qu’il m’ait été donné de manger. Cela aurait rendu son sacrifice plus doux. Quelque part, ça aurait valu le coup, non seulement de l’avoir tué, mais aussi de l’avoir élevé soi-même. Comme lorsqu’on se réjouit de manger les fruits et légumes de notre potager et que l’on se convainc qu’ils ont le bon goût de l’authentique. Alors qu’en réalité, le potager aussi connaît des ratés. Et si l’on est si fier de montrer les plus beaux légumes, c’est bien qu’on en a connu des faiblards. Lorsqu’il s’agit de peler des carottes, il faut reconnaître que c’est plus simple si elles sont droites. Même déception concernant Uno. Sa chair était bonne, mais sans plus. Aurait-on dû le cuire dans un autre vin? Avec d’autres légumes ? Épaissir la sauce? Je ne le saurai jamais.
Bilan plutôt mitigé. Pas grave. Pas extraordinaire non plus. Ce n’est pas que je ne le ferai plus jamais. Ce n’est pas non plus que j’ai hâte de recommencer. C’était mon coq. Mais quand je parle de cet évènement autour de moi, ça semble d’une telle banalité. Les réactions auraient été tellement plus vives s’il s’était agit d’un animal de compagnie plus fréquent, comme un chat, un chien, ou un cheval. Je me rappelle d’une discussion à propos de la pêche. Une personne de mon entourage à l’époque était très fière d’avoir épuisé le poisson, d’être parvenue à le sortir de l’eau. Pour l’y replonger ensuite, blessé. J’avais trouvé son acte cruel, car le poisson, toujours vivant mais épuisé, pouvait souffrir de mourir lentement, bouffé petit à petit par ses congénères ou parce que sa plaie se serait infectée. Notre coq n’aura pas souffert, ou alors pas longtemps. Et son sacrifice n’aura pas été récréatif, vain et cruel. On l’a fait pour protéger nos enfants tout d’abord, puis pour nous nourrir ensuite, histoire de ne pas gaspiller, mais sans plaisir sadique à le voir souffrir.