N’empêche, ça doit être trop galère, d’allaiter!

Lors de ma réinscription à l’Académie de musique de Braine-le-Comte j’ai croisé Clara, une de mes camarades de classe de solfège, âgée d’environ 18 ans. Elle était ravie d’apprendre que mon deuxième petit garçon était né le jour de son anniversaire. De fil en aiguille, notre conversation dérive sur l’allaitement. Et, candide comme à son habitude, elle me demande : « N’empêche ça doit faire trop mal, l’allaitement. Il paraît que certaines ont des crevasses et tout, et que les seins gonflés ça fait trop mal. Ça ne fait pas mal? En vrai, ça doit être trop galère, nan? »

Pour Clara, et toutes les autres jeunes filles, jeunes femmes et futures mères qui pourrait me lire, je vais tenter ici de donner un aperçu de mon expérience de l’allaitement.

Imagine qu’on est au milieu de la nuit (Mettons, trois heures du matin). Tu es tranquillou dans ton lit, bien emmitouflée dans des gros draps de lit moelleux et douillets. C’est alors qu’une sensation désagréable te tire lentement du sommeil. Tu passes une main sous le t-shirt de ton pijama pour constater que tu as les seins trempés. Tu perçois alors soudain, en provenance d’une pièce voisine, les pleurs de ton bébé.

Et tu te lèves aussitôt pour le rejoindre. Pas tellement parce que ton instinct maternel t’invite à le nourrir, mais parce que tu n’as aucune envie de dormir dans des draps détrempés et que tant qu’à faire, autant donner tout ce bon lolo au poupon qui n’attend que ça. D’autant que ta poitrine est lourde et dure comme le pectoral d’un bodybuilder.

Avec tout juste le minimum de lucidité nécessaire, tu parviens à t’extirper de ton lit malgré la fraîcheur du sol sous tes pieds nus et à prendre tendrement dans tes bras cette petite merveille, chair de ta chair, sang de ton sang, prunelle de tes yeux, qui t’empêche depuis déjà presque deux mois de dormir convenablement. (Sans blague, réveiller quelqu’un toutes les deux heures, pendant deux mois, c’est à peu près ce qu’on trouve de moins cher parmi les techniques de torture les plus courantes). Tu t’installes alors à l’endroit le plus pratique et confortable de la pièce et tu déballes la marchandise. Bébé tête, et tu le regardes, attendrie. Il est beau comme un ange. Tu ne peux t’empêcher de t’imaginer vedette d’un film. Comme tu as encore un peu la tête dans le gaz, tu idéalises ce moment, tu le rêves en même temps que tu le vis et tu vois la scène comme de l’extérieur. Dans le même temps, tu sens que ça travaille dans ton ventre. Ce sont tes organes qui reprennent leur place habituelle. Du côté de tes intestins aussi, tu sens que ça travaille, mais tu ne veux pas gâcher ce beau tableau, alors tu essaies de te retenir. Il est si beau.

Soudain, le voilà qui se tortille. Il ne tête plus vraiment. Semble mal à l’aise. Que se passe-t-il mon bébé ? Tu t’inquiètes. Puis c’est la déflagration. Ton adorable rejeton vient de se délester. À travers sa turbulette, son pijama et son body, tu peux deviner la cacastrophe. Ton film prends des allures burlesques. Plus rien ne te retient désormais.

Toujours engourdie, et lestée d’un charmant petit être tout cracra, tu affrontes une fois de plus la fraîcheur du sol pour rejoindre cette fois la salle de bain. Aussitôt agressés par une lumière vive, vous faites tous deux la grimace. Et le voilà qui recommence à geindre. Ton cerveau ne trouve rien de mieux à faire que de relancer le processus de lactation. Et tu peux voir des gouttes de lait s’écraser malgré toi sur le sol de la salle de bain, sur la planche à langer ainsi que sur le bord du lavabo, où tu prépares le gant de toilette qui nettoiera bientôt son petit pépette. On fera le ménage plus tard. Chaque chose en son temps. Le froid te fait tousser. Comme tu es debout depuis quelques minutes, ton corps te rappelle qu’il faudrait quand même le prendre, ce rendez-vous chez la kiné. Une fois de plus, tu vas pouvoir changer de pijama au milieu de la nuit. Dans le noir bien sûr. Pour éviter de réveiller le papa, qui de son côté, pour une raison que tu ne peux expliquer, n’est – jamais – réveillé par les pleurs de votre enfant, ou alors bien après toi. Tu le sais, car il t’est arrivé quelques fois de faire semblant de dormir, et de laisser pleurer le petit jusqu’à ce que son papa se réveille. C’est vrai quoi, zut à la fin, c’est toujours bibi qui se lève au milieu de la nuit. C’est injuste. On l’a fait à deux ce bébé oui ou zut? Tu n’as pas souvent tenté l’expérience cela dit. Déjà parce que malgré la fatigue et l’immense lassitude qui s’est emparée de toi, tu culpabilises tout de même de laisser pleurer ce petit être sans défenses alors que tu pourrais l’aider. Ensuite, parce que le papa met des plombes à se réveiller, et autant de temps à préparer un bibi, et que pendant ce temps, tes seins gonflent et débordent. Tu vas quand même devoir te lever pour les vider quelque part. Alors autant laisser dormir ton mari la nuit. Il prendra le relais en journée. Du moins pendant son congé de paternité. Parce qu’après, même s’il peut télétravailler, il ne faudra plus compter sur lui. Tu seras même priée de faire pleurer ce bébé loin de son bureau, car il aura des réunions importantes, et que les revenus financiers de votre couple en dépenderont.

À toi de voir Clara, si tout ces petits désagréments mis bout à bout forment un tout « trop galère » ou si « en vrai, ça va encore ».

Personnellement, je n’ai pas encore eu de crevasses. Le service maternité m’a expliqué comment positionner mon bébé sur le sein de façon à limiter les désagréments directs : bien à l’horizontale, avec toutes les parties du corps dans le même axe, avec la bouche du bébé largement ouverte sur le mamelon, et en étalant mon propre lait sur mes tétons à la fin de la tétée. Allaiter ne me fait pas mal, même si bébé pince parfois un peu le téton, ce n’est rien de bien méchant. J’allaite parce que l’OMS dit que c’est bon pour mon bébé. J’allaite parce que j’en suis capable. Parce que ma santé le permet. Si, comme pour mon premier, ça me plongeait dans un état de fatigue propice à la déprime, je passerais au lait en poudre, et mettrais le papa à contribution ! J’allaite parce que j’aime offrir à mes enfants des produits naturels, locaux, et bon marché.

Assise au milieu du silence de la nuit, éclairée par une lampe de chevet, réchauffée par le petit corps de mon bébé qui s’est endormi bienheureux au sein, je lis et me cultive. À bien y réfléchir, pour qui sait voir le bonheur dans les plaisirs simples, ce n’est pas vraiment désagréable.